Cass. 22 octobre 2020 – Baux dérogatoires : condamnation des clauses de renonciation.

RÉSUMÉ

Selon l’article L. 145-5 du Code de commerce, les parties ne peuvent pas conclure un nouveau bail dérogatoire pour exploiter le même fonds dans les mêmes locaux à l’expiration d’une durée totale de trois ans que ne peuvent excéder les baux dérogatoires successifs et qui court dès la prise d’effet du premier bail dérogatoire, même si le preneur a renoncé, à l’issue de chaque bail dérogatoire, à l’application du statut des baux commerciaux.

COMMENTAIRE PAR  JEHAN-DENIS BARBIER.

Par ce très important arrêt de principe, la Cour de cassation se prononce pour la première fois sur les nouvelles dispositions de l’article L.145-5 du Code de commerce, concernant le renouvellement des baux dérogatoires, telles que modifiées par la loi du 18 juin 2014. La Cour suprême condamne définitivement les clauses de renonciation au statut des baux commerciaux destinées à renouveler des baux dérogatoires au-delà de trois ans (I). L’arrêt statue également sur le droit transitoire (II).

– I – CONDAMNATION DÉFINITIVE DES CLAUSES DE RENONCIATION

Le locataire avait signé plusieurs baux dérogatoires successifs, depuis apparemment 1995, et en 2013, avait signé une clause de renonciation expresse à son droit acquis au statut des baux commerciaux. Puis les parties avaient signé, le 1er juin 2013, un nouveau bail dérogatoire de 24  mois venant à expiration le 31 mai 2015. Le 1er juin 2015, les parties avaient signé un nouveau bail dérogatoire d’un an, venant à expiration le 31 mai 2016.rnrn Avant l’expiration de ce dernier bail dérogatoire, le bailleur indiqua à son locataire qu’il n’entendait pas le renouveler et qu’il lui demandait de libérer les locaux, les deux baux dérogatoires successifs, de 2013 et de 2015, postérieurs à la renonciation au statut des baux commerciaux, n’ayant pas excédé la durée légale maximale de trois ans.

Le locataire répondit en se prévalant du statut des baux commerciaux, au motif qu’avant 2013, il avait déjà bénéficié de baux dérogatoires, et qu’en conséquence la durée totale des baux avait largement dépassé les trois ans, nonobstant la clause de renonciation au statut des baux commerciaux. La Cour d’appel avait validé la clause de renonciation et déclaré le locataire occupant sans droit ni titre depuis le 1er juin 2016. L’arrêt est cassé et la Cour suprême pose un attendu de principe selon lequel il n’est pas possible de conclure un nouveau bail dérogatoire à l’expiration de la durée totale de trois ans « même si le preneur a renoncé, à l’expiration de chaque bail dérogatoire, à l’application du statut des baux commerciaux ». Rappelons l’évolution des textes et de la jurisprudence.

1°- Avant la réforme du 4 août 2008

Avant la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, dite LME, un bail dérogatoire ne pouvait en principe pas être renouvelé. Toutefois, la jurisprudence avait admis la validité des clauses de renonciation au statut des baux commerciaux : à l’expiration d’un premier bail dérogatoire, le preneur, à condition d’avoir acquis le droit au statut des baux commerciaux, pouvait y renoncer, et en conséquence conclure un nouveau bail dérogatoire [1]. En droit, il est en effet possible de renoncer au bénéfice d’un ordre public de protection. Pour être valable, une telle renonciation devait intervenir devait intervenir après l’expiration du bail dérogatoire, en cas de maintien dans les lieux du preneur, puisque celui-ci avait alors acquis le bénéfice du statut. On ne peut renoncer à un droit qu’après l’avoir acquis et une renonciation antérieure à l’expiration du bail dérogatoire n’était pas valable [2].

La pratique du renouvellement des baux dérogatoires, au moyen de clauses de renonciation au statut, était délicate et conduisait parfois à des montages artificiels consistant à antidater ou à postdater les actes. En effet, le bailleur voulait éviter que le preneur n’acquiert la propriété commerciale ; mais tant qu’il ne l’avait pas acquise, il ne pouvait pas y renoncer. Le législateur a souhaité mettre fin à cette pratique lors de la réforme du 4 août 2008

2°- Etat du droit postérieur à la loi du 4 août 2008 et antérieur à la loi du 18 juin 2014. La loi du 4 août 2008, dite LME, a autorisé le renouvellement des baux dérogatoires mais dans la limite de deux ans. Avant cette réforme, la conclusion d’un nouveau bail dérogatoire entrainait l’application du statut, même si la durée totale des deux baux successifs demeurait inférieure à deux ans [3]. Ainsi, il n’était pas possible, par exemple, de conclure successivement deux baux dérogatoires de six mois. Le législateur de 2008 autorisa donc de tels renouvellements, mais dans la limite maximale de deux ans. On se demanda alors si cette nouvelle disposition ne condamnait pas la pratique des clauses de renonciation.

On fit observer que, dès lors que la loi nouvelle n’autorisait les baux successifs que dans la limite expresse de deux ans, admettre des renouvellements au-delà, au moyen de clauses de renonciation, serait contraire au texte d’ordre public [4]. L’intention exprimée du législateur était d’ailleurs de mettre fin aux « nombreux contentieux » relatif au renouvellement des baux dérogatoires [5].

3°- Réforme du 18 juin 2014 . La loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, dite loi Pinel, modifia à nouveau l’article L.145-5 du Code de commerce. En premier lieu, la faculté de renouveler ou de conclure des baux dérogatoires successifs fut portée de deux ans à trois ans. Mais de plus, il fut ajouté au premier alinéa de l’article L. 145-5 la phrase suivante : « A l’expiration de cette durée, les parties ne peuvent plus conclure un nouveau bail dérogeant aux dispositions du présent chapitre pour exploiter le même fonds dans les mêmes locaux ».

L’intention du législateur, d’interdire définitivement le renouvellement des baux dérogatoires, quel que soit le montage juridique adopté, notamment au moyen de clauses de renonciation artificielles, était réitérée et clairement exprimée. On fit observer que la disposition nouvelle, figurant au premier alinéa de l’article L. 145-5, faisait presque double emploi avec le troisième alinéa qui dispose qu’en cas de renouvellement après trois ans, le nouveau bail est nécessairement un bail commercial[6].

C’est bien cette solution que la Cour de cassation retient dans l’arrêt commenté puisqu’elle décide qu’il n’est pas possible de conclure un nouveau bail dérogatoire au-delà de trois ans en ajoutant – bien que le texte ne le précise pas –  : « même si le preneur a renoncé, à l’issue de chaque bail dérogatoire, à l’application du statut des baux commerciaux ». La pratique des renouvellements de baux dérogatoires avec des clauses de renonciation est donc définitivement condamnée.

II – APPLICATION DE LA LOI DANS LE TEMPS .

Le locataire invoquait le bénéfice de la loi dite Pinel du 18 juin 2014.rn Cependant, le bailleur faisait valoir que le seul acte signé postérieurement à la loi Pinel était le nouveau bail dérogatoire du 1er juin 2015, d’une durée limitée à un an, qui respectait la loi nouvelle puisqu’avec le précédent bail de 24 mois, l’ensemble ne dépassait pas trois ans.

Le Tribunal et la Cour d’appel avaient suivi la thèse du bailleur en considérant que la loi nouvelle ne devait pas avoir « d’effet rétroactif ». Mais la cassation intervient sur ce point également. La Cour de cassation fait observer que le bail d’un an signé le 1er juin 2015, donc postérieurement à la réforme du 18 juin 2014, devait respecter les dispositions de l’article L.  145- 5 du Code de commerce modifiées, et qu’il n’y avait pas lieu d’ignorer l’existence des baux dérogatoires antérieurs, dont la durée totale excédait largement les trois ans.

Il ne s’agit pas de faire produire à la loi un effet rétroactif. Il s’agit de juger de la validité d’un contrat conclu postérieurement à la loi nouvelle, en considérant toutes les circonstances de fait qui existaient à la date de cette signature.

Or, l’existence de plusieurs baux dérogatoires et l’occupation de fait pendant plusieurs années, avant la signature du dernier contrat soumis à la loi Pinel, étaient des circonstances de fait qui ne pouvaient être gommées.

——————————————————————————————————————[1] Cass. 3e civ. 29 juin 1994, Loyers et copr. 1994, comm. 477.[2] Cass. 3e civ. 13 janvier 1988, n° 86-16005, Gaz. Pal. 1989.1 somm. p. 159 ; Cass. 3e civ. 7  février 1996, n° 94-11909, Administrer octobre 1996, p. 26, notes J.-D. Barbier.[3] Cass. 3e civ. 21 mars 2006, Loyers et copr. 2006, comm. 104, note Péreira.[4] J.-D. Barbier, La réforme du statut des baux commerciaux par la loi LME du 4 août 2008, Gaz. Pal. 13 septembre 2008, p. 5 et 6 ; Ph.-H. Brault et J.-D. Barbier, Le statut des baux commerciaux, Gaz. Pal. édition 2009, p. 39. [5] Rapport n° 413 de la Commission spéciale du Sénat.[6] En ce sens que la loi du 18 juin 2014 interdisait les clauses de renonciation : J.-D. Barbier et C.E.   Brault, Le statut des baux commerciaux, LGDJ édition 2020, p. 51 et p. 55.

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