ÉCHEC À L’ÉCHÉANCIER (À PROPOS DE L’ÉTALEMENT DES HAUSSES DU LOYER COMMERCIAL)

Depuis la loi Pinel du 18 juin 2014, lorsque le loyer du bail renouvelé est déplafonné en raison d’une modification notable d’un élément de la valeur locative ou du fait de la durée contractuelle du bail, la valeur locative ne s’applique pas immédiatement. L’augmentation de loyer est progressive. Les hausses sont limitées à 10 % par an jusqu’à ce que le prix ainsi majoré atteigne la valeur locative fixée en renouvellement.

Cela résulte du dernier alinéa de l’article L.145-34 du Code de commerce : « En cas de modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l’article L. 145-33 ou s’il est fait exception aux règles de plafonnement par suite d’une clause du contrat relative à la durée du bail, la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente ».

I – LA RÈGLE DE DROIT INTERPRÉTÉE PAR LA COUR DE CASSATION

La règle de l’étalement des hausses de loyer s’impose en cas de déplafonnement fondé sur les quatre premiers éléments de l’article L.145-33 du Code de commerce, c’est-à-dire en cas de modification des caractéristiques du local, de la destination des lieux, des obligations respectives des parties ou des facteurs locaux de commercialité. La règle s’applique également lorsque le plafonnement est exclu en raison de la durée contractuelle du bail (par exemple, pour les baux conclus pour dix ou douze ans).

En revanche, cette règle ne s’applique lorsque le loyer du bail renouvelé est fixé à la valeur locative an raison de la durée effective d’un bail de neuf ans qui, par l’effet d’une tacite prolongation, se prolongerait plus de douze ans (avant dernier alinéa de l’article L.145-34)[1].

La raison de cette exception n’a pas été fournie par le législateur.

D’autre part, et sans autre explication, la règle ne s’applique pas non plus au loyer des baux de terrain (art. L.145-36 et R.145-9), de locaux monovalents (art. L.145-36 et R.145-10), ou de bureaux (art. L.145-36 et R.145-11).

Ce que certains ont appelé le « plafonnement du déplafonnement » a été vivement critiqué par une partie de la doctrine qui a fait valoir que, lorsque le loyer contractuel est faible, la limitation des augmentations à 10 % l’an présente un « caractère spoliateur », de nature à justifier la saisine de la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour avis, car « le nouveau loyer ne sera perçu qu’au bout de sept ou neuf années »[2].

De fait, le législateur, soucieux de protéger le fonds de commerce, dont le compte d’exploitation, dans bien des cas, ne peut pas supporter du jour au lendemain une forte hausse de la charge locative, a souhaité limiter cette augmentation à 10 % l’an. Ce taux reste important car, dans le monde économique actuel, rares sont les placements qui connaissent une augmentation de leur rentabilité de 10 % l’an, taux très supérieur à l’augmentation du coût de la vie, à l’augmentation des loyers d’habitation, à l’augmentation des salaires, et à l’augmentation des honoraires des avocats…

Le texte de l’article L.145-34 du Code de commerce prévoit que la majoration du loyer résultant du déplafonnement doit s’appliquer progressivement, au moyen de paliers annuels, chaque augmentation devant correspondre à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente. L’expression « loyer acquitté » procède manifestement d’une maladresse rédactionnelle. Il faut lire « du loyer dû ». Ce n’est évidemment pas parce qu’un locataire n’aurait pas payé son loyer l’année précédente qu’il échapperait à la majoration de 10 % par rapport au loyer total de l’année précédente.

Certains auteurs se sont interrogés sur les modalités de calcul des paliers, notamment lorsque le bail comporte une clause d’indexation[3].

Sous réserve des précisions à apporter par la jurisprudence, il semble que l’on devrait procéder à la distinction suivante :

  • Si le bail ne comporte pas de clause d’indexation, on ajoutera chaque année 10 % du loyer de l’année précédente jusqu’à ce que le montant fixé soit atteint.
  • Si le loyer comporte une clause d’indexation, comme la limitation à 10 % ne concerne que l’augmentation qui « découle » du déplafonnement, l’augmentation qui ne découle pas du déplafonnement, mais d’une clause d’indexation, devrait être ajoutée aux 10 %. C’est d’ailleurs la règle qui est prévue en matière de baux d’habitation, pour les baux de sortie de la loi de 1948, à l’article 30 de la loi du 23 décembre 1986. Ainsi, si la clause d’indexation aboutit à une variation sur un an de 1,5 %, le nouveau loyer applicable sera calculé sur la base du loyer de l’année précédente majoré de 11,5 %.

La Cour de cassation a rendu, le 9 mars 2018, un important avis[4]. Elle a précisé que l’’étalement de l’augmentation du loyer déplafonné prévu par le dernier alinéa de l’article L.  145-34 du Code de commerce s’opère chaque année par une majoration non modulable de 10 % du loyer de l’année précédente.

La Cour de cassation ajoute : « L’étalement n’étant pas d’ordre public, les parties peuvent convenir de ne pas l’appliquer ».

La Cour de cassation précise que la règle de l’étalement des hausses de loyer doit jouer « sans affecter la fixation du loyer à la valeur locative ».

En effet : « Ce dispositif étant distinct de celui de la fixation du loyer, il revient aux parties, et non au juge des loyers commerciaux dont la compétence est limitée aux contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé, d’établir l’échéancier de l’augmentation progressive du loyer que le bailleur est en droit de percevoir ».

Ainsi, « il n’entre pas dans l’office du juge des loyers commerciaux, mais dans celui des parties, d’arrêter l’échéancier des loyers qui seront exigibles durant la période au cours de laquelle s’applique l’étalement de la hausse du loyer instauré par (l’article L.145-34) ».

La Cour de cassation estime donc que la limitation de l’augmentation ne participe pas de la fixation du loyer. La disposition légale du dernier alinéa de l’article L.145-34 du Code de commerce ne régirait pas la fixation du loyer elle-même, mais les conséquences de cette fixation, sa mise en œuvre.

Par ailleurs, on a fait observer que, dès lors que les dispositions concernant l’étalement des hausses de loyer sont étrangères à la procédure de fixation du loyer, la règle du droit transitoire, selon laquelle la loi nouvelle n’est jamais applicable dans les procédures en cours, est ici hors sujet. Cela signifie que les locataires qui ont subi des déplafonnements au cours des dernières années, que ce soit dans le cadre d’un renouvellement ou d’une révision, devraient pouvoir invoquer le bénéfice de l’échelonnement, même si la procédure de fixation du loyer était déjà en cours lors de l’entrée en vigueur de la loi du 18 juin 2014.

II – LA RÈGLE DE DROIT CONTOURNÉE PAR LES BAILLEURS

Ceci rappelé, les bailleurs disposent d’un moyen de droit pour mettre fin à cette limitation de l’augmentation du loyer, et pour obtenir, assez rapidement, un loyer correspondant à la valeur locative fixée en renouvellement :  ils peuvent, trois ans après le renouvellement, former une demande de révision dite triennale sur le fondement de l’article L.145-38 du Code de commerce.

La révision triennale est d’ordre public.

Le loyer révisé, passé le délai de trois ans, doit être fixé conformément aux dispositions de l’article L.145-38 du Code de commerce :

  • soit par application du plafonnement prévu par ce texte ;
  • soit à la valeur locative, si le bailleur peut se prévaloir d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une augmentation de la valeur locative de plus de 10 %.

Cette seconde hypothèse est sans intérêt dans le cas qui retient notre attention. Le bailleur se satisfera d’un loyer plafonné en révision, puisque ce plafonnement doit se calculer sur la base du loyer déplafonné trois ans plus tôt en renouvellement.

En effet, pour calculer le loyer révisé plafonné, il faut apprécier la variation de l’indice « intervenue depuis la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer ».

Si la révision intervient trois ans après le renouvellement[5], la variation de l’indice s’appréciera sur trois ans.

Or, le loyer de base auquel s’applique le taux de variation de l’indice, est, selon le texte, celui résultant de « la dernière fixation amiable ou judiciaire ».

Comme la Cour de cassation, dans son avis du 9 mars 2018, a décidé que le dispositif de l’étalement est étranger à la procédure de fixation du loyer elle-même, le prix résultant de la dernière fixation judiciaire est celui figurant dans la décision relative au loyer de renouvellement. Il s’agit du loyer fixé à la valeur locative, loyer plein et entier, même s’il n’a pas, de fait, été appliqué, en raison de la règle de l’étalement.

Cela signifie que le loyer plafonné en révision correspondra en fait à la valeur locative, telle qu’elle avait été fixée en renouvellement trois ans plus tôt, majorée du taux de variation de l’indice sur trois ans. Les paliers, que certains craignaient de voir s’appliquer pendant sept, huit ou neuf ans, n’auront plus d’objet, puisque le loyer révisé aura atteint la valeur locative.

La limitation des augmentations à raison de 10 % l’an se trouve ainsi cantonnée à trois ans.

Passé ce délai, si le bailleur met en œuvre la révision triennale légale, il bénéficiera d’un prix correspondant pratiquement à la valeur locative, plus exactement à la valeur locative estimée trois ans plus tôt majorée du taux de variation de l’indice. Ce nouveau prix s’appliquera lui-même immédiatement, sans étalement dans le temps, puisqu’il résultera, non pas d’un déplafonnement, mais de l’application de la règle du plafonnement en révision.

Pour éviter ce plafonnement calculé sur la base d’un loyer plein et entier, correspondant à la valeur locative, le locataire peut-il développer certains arguments ?

1°- Le locataire pourrait d’abord faire valoir que le loyer initial, auquel il faut appliquer le taux de variation de l’indice sur trois ans, est l’ancien loyer majoré de 10 %, puisqu’il résulte de l’article L.145-34 que le loyer de renouvellement, la première année, doit correspondre au loyer de l’ancien bail majoré de 10 %.

Mais, l’article L.145-38 dispose qu’il faut prendre le loyer résultant de « la dernière fixation judiciaire », et la Cour de cassation, dans son avis du 9 mars 2018, a précisé que la limitation des hausses de loyer à 10 % par an était étrangère à la fixation du loyer de renouvellement elle-même.

Le loyer fixé par le juge en renouvellement est celui correspondant la valeur locative.

Selon la 3ème Chambre civile le dispositif de l’étalement est « distinct de celui de la fixation du loyer » et « il n’entre pas dans l’office du juge des loyers commerciaux » de calculer la majoration de 10 % : le juge fixe le loyer plein et entier, sans se soucier de son entrée en vigueur différée.

Le loyer initial n’est donc pas l’ancien loyer majoré de 10 %, mais bien celui fixé par le juge à la valeur locative, abstraction faite de la règle de l’étalement.

2°- Le locataire pourrait faire valoir que cette interprétation des textes est contraire à l’intention du législateur.

Il est certain que le législateur, en inscrivant la règle de l’étalement dans l’article L.145-34 du Code de commerce, n’envisageait pas de la limiter à trois ans.

Mais le législateur a omis de coordonner la nouvelle disposition avec celles de la révision triennale.

Plus exactement, la Cour de cassation a choisi de rendre un avis contraire à l’intention du législateur. La Cour de cassation aurait en effet aussi bien pu dire que le dernier alinéa de l’article L.145-34 du Code de commerce, limitant les aux augmentations à 10 % l’an, participait de la fixation du loyer.

Si la Cour de cassation avait dit que le loyer fixé était celui résultant de l’ancien bail majoré de 10 %, l’arme de la révision triennale serait alors inefficace, puisque le loyer révisé trois ans après le renouvellement se calculerait, non pas sur la valeur locative pleine et entière, mais sur la base de l’ancien prix majoré seulement de 10 %. Les paliers continueraient à s’appliquer.

La Cour de cassation n’était nullement obligée de déclarer la règle de l’étalement étrangère à la fixation du loyer, alors que cette règle figure dans l’article L.145-34 du Code de commerce régissant le loyer du bail renouvelé.

Il est d’ailleurs assez curieux qu’une règle de droit, limitant l’augmentation du loyer du bail renouvelé, ne soit pas appliqué par le juge chargé précisément de fixer ce loyer. La doctrine et les praticiens se sont interrogés sur la juridiction compétente pour trancher les difficultés relatives à la règle de l’étalement. L’avis de la Cour de cassation conduit, à cet égard, à multiplier les procédures, puisque le juge des loyers commerciaux fixe un loyer sans tenir compte d’une règle légale, laquelle sera appliquée, en cas de contestation, par un autre juge : le juge de l’exécution ou le tribunal de grande instance.

En réalité, le juge des loyers commerciaux, fixant le loyer de renouvellement, pourrait fort bien dire que ce loyer est fixé à tel montant la première année (ancien loyer majoré de 10 %) et qu’il augmentera de 10 % chaque année, jusqu’à atteindre tel autre montant (valeur locative). Ce faisant, le juge des loyers commerciaux ne ferait qu’exercer sa mission en fixant le loyer conformément aux règles légales, plus précisément conformément à toutes les règles légales, sans ignorer l’une d’elles.

Certains mauvais esprits feront observer que la 3ème Chambre civile a une conception variable du rôle du juge des loyers commerciaux, puisqu’elle estime ici qu’il « n’entre pas dans son office » d’appliquer une règle légale, tandis qu’elle admet ailleurs qu’il ait pour office, par la vertu d’une clause contractuelle, d’« évaluer » un minimum garanti totalement étranger à la réglementation [6]. Il est vrai que, ces dernières années, la 3ème Chambre civile accorde plus de faveurs au contrat qu’à la loi.

3°- Le locataire peut-il soutenir que le plafonnement en révision doit se calculer, non pas sur le loyer théorique fixé en renouvellement, mais sur le loyer effectivement payé, c’est-à-dire sur l’ancien loyer majoré de 10 % ?

Cet argument ne paraît pas pouvoir prospérer puisque l’article L.145-38 renvoie au loyer effectivement fixé, non pas au loyer payé.

En outre, la Cour de cassation a toujours refusé de prendre en compte les abattements, les franchises, ou les loyers intermédiaires.

Ainsi, dans une affaire où le loyer initial avait été fixé à 36.000 Frs, réduit la première année à 25.200 Frs, alors que le locataire soutenait que le loyer révisé trois ans plus tard devait se calculer « sur la base du loyer initial réel », autrement dit sur le loyer réduit, la Cour de cassation a jugé que le calcul du loyer révisé devait être effectué sur la base du loyer non réduit[7]. De même, lorsque les parties ont convenu de paliers, c’est le loyer d’origine qui constitue le dernier prix fixé amiablement[8].

Voilà comment une réforme législative peut se trouver en partie privée de ses effets.

Par Jehan-Denis BARBIER, Docteur en droit, Avocat, BARBIER ASSOCIES.


[1] CA Paris, 5-3, 5 sept. 2018, n° 16-23432, Administrer oct. 2018, p. 46, obs. M.-L. Sainturat.

[2] Voir notamment annotations J. Monéger, Code des baux Dalloz 2019, p. 945 et 946.

[3] C.-E. Brault, Loi du 8 juin 2014 : les évolutions portant sur le loyer, Gaz. Pal. 9 août 2014, doctr. p. 41 ; P.-H. Brault, Loyers et copr. 2014, dossier 7 ; F. Planckeel, Loyers et copr. 2015, étude 3 ; J.P. Dumur, AJDI juin 2014, p. 405.

[4] Cass. 3e civ. 9 mars 2018, avis N° 15004, Administrer juill. 2018, p. 28, note J.-D. Barbier, Gaz. Pal. 17 juill. 2018, p. 61, note C.-E. Brault.

[5] Rappelons que la demande de révision doit être notifiée trois ans et un jour après la date du renouvellement : Cass. 3e civ. 23 févr. 1994, Administrer juin 1994, p. 25, note J.-D. Barbier.

[6] V. notre étude Loyer variable : derniers rebondissements ? Gaz. Pal. 16 juill. 2019, doctr. 51

[7] Cass. 3e civ. 18 mai 1978, n° 77-10316.

[8] CA Paris 18 nov. 1958, Rev. loy. 1959, p. 549 ; voir aussi note Ph-H. Brault sous CA Paris 12 octobre 2001, JCP 2002, E, n° 808.

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